FRANCIS BACON

ARCHÉOLOGIE D'UNE OEUVRE

Découvrir l’atelier de Bacon, un vœu soudainement réalisable. Il suffit d’ouvrir la première page du livre de Margarita Cappock. Une aventure bouleversante, un voyage hallucinant s’offre alors au lecteur.

De révélations en inquisitions, de découvertes en approfondissements, l’ouvrage se transforme en véritable étude sur le travail de Francis Bacon par le déchiffrage topologique de son atelier.

Il vécut trente ans au 7, Reece Mews, à Londres. Trois décennies de création et d’accumulation : les 7500 objets trouvés dans l’atelier ont livré leur secret et confié, mieux qu’aucune théorie, les méthodes de travail de l’artiste.

Margarita Cappock opère un large choix dans cette masse d’objets et les resituent dans le contexte de vie et la démarche de Francis Bacon. Ce chaos dont l’amateur de Bacon avait une mince idée - quelques photos, très connues, montraient l’artiste dans son atelier -, prend une ampleur et un sens insoupçonnés.

Trois couches de dépôts ont été mises à jour par l’équipe d’archéologues et de conservateurs qui ont travaillé au déménagement intégral de l’atelier vers Dublin. Une initiative unique. Murs, plafonds, planchers, portes, étagères, tout a été identifié, relevé, démonté et l’ensemble du 7, Reece Mews est à présent ouvert au public à la Hugh Lane Gallery de la ville de Dublin.
Une expérience visuelle que va vivre le lecteur de l’ouvrage de Margarita Cappock.

Les documents dont se servait Bacon - 1080 photos en noir et blanc, 419 en couleurs, environ 3000 revues, livres, feuilles volantes et journaux ont été mis à jour -, qu’il accumulait, piétinait, manipulait, décrivent, en regard de ses toiles, une vérité très différente des théories avancées jusqu’à maintenant. Ces documents sont la réalité : la pliure sur la photo devient une déformation sur le visage peint. Les photos ne sont plus simplement des "aide-mémoire" comme l’artiste l’exprimait, elles sont le réel. Les actions qu’il perpétrait sur ses documents : découpage, pliage, déchirage, préfiguraient la vision en trois dimensions des réalisations picturales.

Bacon crée son propre dictionnaire, un vocabulaire d’une richesse inouïe, né de l’interfécondation de ses sources et de son imaginaire. La multiplication et les ouvertures d’interprétations sont en adéquation avec le chaos dans lequel il se déplaçait.

Les matériaux - photos de ses proches, publications sur ses thèmes récurrents : dirigeants politiques, images médicales, cinéma, sport, tentatives d’assassinat, phénomènes paranormaux, Muybridge : toutes formes prises par le corps humain en action - sont combinés, conjugués, en perpétuel frottement, aussi bien sur le sol de l’atelier, que dans les mains et le cerveau de Bacon. Ces rapprochements, collisions, superpositions - il faut ajouter des centaines de documents sur les animaux, sur les peintres qu’il admirait - inlassablement questionnés et revisités par l’artiste ouvrent vers un geste créatif de déchirures et de sutures, de greffes et de manipulations.

Des trombones, aiguilles à tricoter, à coudre, mais aussi des épingles à nourrices, du scotch, perforent, relient, écrasent des fragments d’images, créent l’ellipse, maintiennent la déformation que l’artiste exécutera sur la figure humaine.

Bacon disait « couper le motif de son bagage narratif » pour mieux l’annexer. Un art de la rupture qui propose une nouvelle lecture de ses œuvres : des crucifixions dont le motif central se trouve être la reproduction d’une chouette, ses coulées blanches que l’on assimile, abasourdi, à des reproductions d’ectoplasme tirées d’un livre sur les phénomènes paranormaux, des déformations de la chair qui sont le résultat d’une photographie pliée et attachée par une épingle.

Le livre défait aussi le mythe selon lequel Bacon n’effectuait jamais de dessins préparatoires et que son travail sur la toile était entièrement spontané. Des dessins, « son vice secret », ont été trouvé et là encore, c’est une piste inédite de travail qui s’ouvre pour les chercheurs.

C’est avec les toiles détruites, une centaine d’œuvres qui présentent des découpures et couvrent cinquante années de carrière, que la visite dans l’atelier, lieu de fabrication et de destruction, se termine. Des déductions par le contour, celui des visages réduits à un trou noir, s’ébauchent et achèvent de placer le lecteur dans une intimité jamais atteinte avec un peintre.

Francis Bacon : l'atelier
Margarita Cappock
Bibliothèque des Arts, 2006
239 pages

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AUX SOURCES DE LA SENSATION

Picasso faisait partie des rares artistes que Bacon admirait, dont il reconnaissait l’influence sur son travail. Invitées dans la maison Picasso, au milieu de cette abondance créatrice, les toiles de Bacon apparaissent comme les visions « carnées » des multiples expérimentations de Picasso.
Poser le regard dans l’empreinte visuelle de Bacon, fouiller avec lui les motifs de Picasso, - les questionnements sur le corps, sur les formes, les structures, leurs interprétations oniriques - puis plonger directement dans ses toiles, est un pur ravissement. De ce ravissement qui « saisit », qui empoigne l’âme et vous plante devant une fusion de couleurs et de sensations, une fusion organique.
Sur l’un des murs de l’exposition court cette citation de Bacon : « Il y a là tout un domaine que Picasso a ouvert et qui, en un certain sens, n’a pas été exploré : une forme organique qui se rapporte à l’image humaine mais est en complète distorsion ».
C’est cette pensée de la distorsion qui va conférer une âme et un souffle spécifiques aux toiles de Bacon.
À travers le foisonnement des oeuvres de Picasso, des Baigneuses aux Crucifixions, des Tauromachies aux Têtes, se révèle soudain le travail de Bacon : déformation, transformation, carnation. Quelle étrange impression de reconnaître dans cette violence sténographiée, dans ces images de sensations, dans cet art haptique, un détail - une clé, un motif de papier peint -, une forme, un mouvement de chair et de sang que Picasso avait déjà travaillé cent fois.
Ainsi dans une salle, les Têtes, celles de Picasso, celles de Bacon, forment une sorte de frise tragique. L’œil déconstruit les figures en pénétrant dans la manière cubiste de Picasso. Les traits se rigidifient, se creusent, la géométrie du visage s’élabore puis se fige, quand brusquement explosent les Études et les Autoportraits de Bacon, la vulnérabilité de la chair comme labourée, la violence de la distorsion, l’énergie exprimée de façon si immédiate.
Et comme un cœur à peine dégagé de la poitrine où il était enfermé, palpite au centre du Musée la seconde version des Trois études de figures à la base d’une crucifixion, peinte par Bacon en 1988, des figures blanches et funèbres à la peau lisse et tendue, consumées par le rouge vivant et intense qui les enveloppe.

Bacon - Picasso, la vie des images
Musée Picasso
5, rue de Thorigny
75003 Paris
jusqu'au 30 mai 2005