PINA BAUSCH

La scène est immaculée une virginité trois ouvertures noires : deux portes une vue.
Si grandes ouvertures que les danseurs minuscules les mouvements immenses.
L’équilibre des corps-balanciers les limites de la chute.
C’est la main qui retient le corps, c’est la chaise qui redresse l’homme à terre.
Le corps, ce miracle.
Une petite danseuse une très grande il y a ici et tout du long des déséquilibres des tremblements de cœur des certitudes et des normes. Des inversions.
Sur la scène blanche chaque corps possède cinq ombres.
La danseuse minuscule n’a qu’à bouger les doigts et c’est son corps entier qui danse.
On porte, à deux, à trois, des corps de femmes des corps d’hommes, des grands des petits des vieux des nous. Ils deviennent pont marée rivages, architecture ils épousent ils progressent ils volent culbutent.
Le corps, cette architecture.
Un solitaire s’élance et s’empêche, s’enivre se brutalise. Se décontrôle.
À distance il tire un fil invisible, articule et manipule la danseuse couchée jusqu’à ce qu’elle l’enlace puis debout toujours la conduit la dirige et lorsqu’enfin elle trouve son autonomie, c’est pour danser, nous danser.
Un cœur est un cœur est un organe et un LOVE
Le corps, cet amour.
Des corps-oiseaux, des bras-ailes des hanches porteuses une ronde de femmes volantes, déplacement d’air dans un tourbillon nous sommes emportés, le cercle de plus en plus large se fend, fondent sur nous les oiseaux ailes déployées, des corps qui ne s’arrêtent plus même assis sautent, tressautent.
Le corps, cet infini.
Au jeu de la corde à sauter les brutalités enfantines, au jeu de la corde lance-femme dans les bras, des étreintes des unions.
Une étreinte est un O - Un baiser un X
OXOXOXOX
Le corps, cette équation.
Tant de façon de dire « une étreinte », de dire « un baiser », tant de mouvement pour danser une étreinte, pour danser un baiser, tant de partitions pour s’aimer « Est-ce que tu m’aimes ? Je ne crois pas. Peut-on essayer, commencer par cinq minutes ? Cinq secondes. »
Tentative d’une demi-minute, c’est beau un couple qui s’aime une ½ minute, c’est long.
Le corps, cette éternité.
Perdre les mesures, mesurer de l’espace de son corps, de son amour.
Petits arrangements avec les sentiments, comportement animal.
Le corps, cet animal.
À chaque scène, à chaque danse, chaque musique, chaque mouvement, s’écrit un précis d’anatomie, l’anatomie de la danse, des corps, des invisibles. Précis d’anatomie, précis d’autonomie, des détails des séductions, des pommes rouges des chevelures rousses et brunes, des regards.
Le corps, cette séduction.
Se coiffer à la pointe de son talon aiguille, brûler les pages de son livre, prendre le feu dans ses mains, se cracher s’étreindre, une nuit et sa continuité impensée, impensable, des jeux cruels, des amours violentes.
Le corps, cette longue nuit.
Brûler encore, son pull à la cigarette, se brosser au balai, anatomie de l’image, un corps vieux en tutu nuage vaporeux et arrosoir, mû par un souffle, construire des châteaux de sable, faire avec la fragilité les éboulements, un bac à sable d’adultes.
Le corps, cette image.
Ruptures des phrases et des habitudes dites au corps et à la bouche, les mots de la fin, le disque rayé des sentiments. Corps de femme avec adjonction de bras d’homme, les murs bougent, les armoires roulent, les danseurs tanguent, mouvement ininterrompu, une ivresse, des codes renversés, on se serre trop fort ou trop loin, on se blesse on se délaisse, on cherche l’amour on le refuse, on s’accroche, on s’approche
Le corps, cette danse.

Für die Kinder von gestern, heute und morgen
Tanztheater Wuppertal Cie
chorégraphie de Pina Bausch
Théâtre de la Ville
2 Place du Châtelet
75004 Paris
jusqu'au 30 mai 2015

&

Un horizon d’œillets. La transparence des tiges, le plein des fleurs, clignez des yeux tout se noue se joue le cœur bat, l’image est sublime, notre corps entier, notre perception sensible sont déjà sollicités, viennent les danseurs, les 23 danseurs de cette chorégraphie – Nelken – dans un champ d’œillets.

Champ de beauté, sol encombré, pour Palermo Palermo c’était le mur tombé qui obligeait le corps et la pensée à des tours, des détours, ici les œillets dressés forment la frontière fragile entre le public et la scène. Tandis qu’ils s’avancent, les danseurs, hommes et femmes, leurs jambes floutées par 9000 tiges fines, un effacement optique qui donne aux corps encore plus de chair, encore plus d’aplomb, tandis qu’ils s’avancent la mer d’œillets vibre, ondule, l’immobilité chavire.

Lever haut les jambes, contourner l’abîme ne rien abîmer, obstacle palpable, sortir de scène toujours haut levés, comment ne pas froisser la beauté, comment dire le monde fragile ? Ainsi. En silence, langue des signes, Lutz Förster parle, The Man I Love, à présent la voix chaude, les mains signent toujours, nous apprennent nous parlent, la danse est langue des signes, à présent chaque geste sera signifiant, notre œil, oreille, notre ouïe, vision, nos mains, notre peau, récepteurs, Pina Bausch excelle à multiplier les perceptions, à nous rendre vivants.

D’éblouissement en éblouissement l’écriture chorégraphique raconte et suggère, elle propose et creuse, solos ou chahut, chaos ou extase, se jouent se parlent et se dansent. Le cœur battant. Micro posé sur la poitrine de l’un ou l’autre, ça bat, de peur de course d’amour. Et le vôtre et le nôtre de cœur comment battent-ils ? Bat-il toujours, êtes-vous vivants, comment êtes-vous vivants ?
S’enterrer à la petite cuillère, allez, elle vous montre elle dévoile elle met à jour sur cette scène peu à peu, pas à pas dégradée, les violences du quotidien, violences langagières et corporelles accompagnées de la musique du cœur, chaque mot mesuré au sismographe du cœur au micro, ne vous remettez pas ne fermez pas l’œil, une femme nue en culotte blanche habillée d’un accordéon s’approche, elle fait son entrée, elle fait sa sortie, fend l’horizon d’œillets en talons hauts et voici des hommes en robes de gamines, des mutations, des bonds enjoués et en fond de scène, en fond de conscience, sur la ligne de l’Histoire Universelle de vrais gardes de vrais chiens de vraies peurs des vrais coups des vrais contrôles d’identité.
Ruptures de tons, d’images, des histoires d’autorités et de place, de territoire, de fuite et de liberté. Les élans interrompus par les contrôles de passeports, à chaque contrôle moins de place pour la liberté, il/elle danse sur les tables, une à une les tables sont supprimées, il/elle danse encore, puis danse de moins en moins, puis ne danse plus.
Un grand jeu se met en place 1 2 3 soleil, permet la revanche du revanchard, l’instauration de la loi de l’ordre, mais quel rire la danseuse sur les épaules de son partenaire enfoui sous la jupe longue, alors la danseuse est une géante avec ses genoux et ses mollets d’homme elle trône, un jeu est un jeu est réel, qui commande qui, les muscles on les voit sous les bretelles des robes le corps est si présent, si fort si faible, des hommes mis à nu énoncent leurs faiblesses leur petitesse, la langue priée à genoux signée dansée, Nelken est une œuvre qui parle, qui livre.
Rupture encore, le chaos se met en ligne, en oblique les 23 se règlent, se calent, suite merveilleuse de gestes, parfaite harmonie, le cri forme phrase, puis se jette à nouveau dans un piétinement d’œillets « qu’est-ce-que vous voulez voir encore ? », la discipline de la danse l’épuisement des corps, les abus, les questions. Que se passe-t-il derrière les sourires, quelles exécutions ? Et comment tenir, et jusqu’où tenir, entre les gifles et les baisers, entre les extrêmes qui gouvernent le monde ?

Ainsi, c’est ainsi, en beauté, en sublime, que la compagnie du Tanztheater Wuppertal débride nos yeux et nos consciences, le champ d’œillets maintenant champ de bataille, ils n’en sont que plus saisissants, nous ramenant doucement à la réalité, s’approchant de nous, « Je suis devenu danseur… », une confidence pour terminer, oui ce sont des danseurs, nous venons de voir le monde, sa splendeur, ses ruines, ce que créer veut dire.

Nelken (1982)
Tanztheater Wuppertal Cie
chorégraphie de Pina Bausch
Théâtre du Châtelet
2 Place du Châtelet
75004 Paris
jusqu'au 17 mai 2015