THOMAS BERNHARD

LES MANGE-PAS-CHER

Thomas Bernhard, l’Irréductible. Ce texte inédit de Thomas Bernhard écrit à la fin des années 70, ajoute une pierre au cône d’écriture de l’auteur, à son architecture de pensée et de langage.

Qu’en est-il de l’histoire ? Un homme - Koller -, aspiré par une œuvre essentielle, fondamentale : écrire un Essai sur les Mange-pas-cher, intitulé les Mange-pas-cher et faisant appel à une science précise, la physiognomonie, nous convie à la table de son cerveau pour assister à la maturation de son œuvre.

Le livre s’ouvre sur les pas du héros, qui soudainement au lieu d’aller "vers le vieux frêne", va prendre le chemin du "vieux chêne". Question de choix, d’un moment où l’on se tourne vers une voie plutôt qu’une autre, instant de la décision qui fait basculer une vie.

Ainsi Thomas Bernhard : comment décide-t-on un jour d’écrire, comment met-on sa vie au service d’une œuvre absolue, de compositions toujours plus rigoureuses, poussant ses lecteurs vers des efforts d’intelligence et repoussant, livre après livre, les limites du supportable en matière de style pour finalement nous faire pénétrer dans la folie du monde ? Comment décide-t-on un jour de ne plus suivre le chemin traditionnel, de "partir dans le sens opposé" - un des thèmes récurrents de l’auteur -, de prendre le langage à bras le corps et de le creuser jusqu’à ce qu’il cède et offre sa vérité ?

Œuvre après œuvre, et qu’importe la narration pour cet auteur qui disait en vouloir abattre le moindre relief, Thomas Bernhard impose à ses lecteurs un engagement total vers un monde sans hypocrisie, sans artifice, sans faiblesse, un monde implacable - le monde réel - où l’intelligence et le raisonnement, où l’existence "au degré de difficulté le plus haut", conduisent à rester en alerte, en opposition face à celui "qui cède à la masse, et ne serait-ce que sur un seul point, [qui] renonce à lui-même…".

Dans ses détours à perpétuité de la langue, dans ses répétitions en apnée, ses mises en abimes vertigineux, Thomas Bernhard ouvre l’une après l’autre les portes de nos perceptions et de notre entendement. "Le patrimoine de l’esprit", celui qu’il ne cesse de faire fructifier et de nous offrir, constitue pour l’auteur le moyen par excellence de parvenir à entendre et voir la réalité.

Si l’on retrouve dans Les Mange-pas-cher les thèmes de l’œuvre autobiographique de l’auteur : enfant sans père, nœud gordien de l’origine, mythologie familiale, résistance aux régimes totalitaires, on assiste aussi à une nouvelle et exceptionnelle variation de ce que Thomas Bernhard intitulait les productions de "mon cerveau dans le cerveau de mon cerveau".

Et si l’on refuse d’être écrasé, anéanti par le discours commun, par les épouvantails démagogiques et alarmistes (et comme ils sont nombreux et variés aujourd’hui à se dresser sur notre route !), par la paresse et la facilité de l’esprit, si l’on a le courage de prendre le "chemin opposé", d’intensifier sa pensée, de heurter de front toute tentative d’entrave à notre liberté de pensée, alors nous cesserons de nous contenter de la part congrue de l’existence, et nous pourrons enfin répéter, à l’infini : "je ne feins pas d’exister, j’existe".

Les Mange-pas-cher
de Thomas Bernhard
traduit de l'allemand par Claude Porcell
Paris, Gallimard, 2005

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DRAMUSCULES

Dramuscules, drames minuscules aux sujets majuscules, portés par les voix majeures de deux actrices d’exception.

Ici on ose dire. Thomas Bernhard a toujours osé dire, il faisait même bien plus que cela, il dénonçait, il pourfendait, il révélait, il interrogeait sans relâche, sans état d’âme. Par longues plongés rythmiques, par répétitions exténuantes de la langue, par incisions, dérision, avec perfection, il saisissait par la peau du cou les fascismes passés et présents et les secouait au-dessus de la table de la salle à manger, dans les réunions familiales comme sur les places publiques.

Écrit un an avant sa mort, les Dramuscules résument de façon saisissante la pensée et les actions écrivantes de l’auteur.

En peu de temps, en peu de mots, Judith Magre et Catherine Salviat, des femmes ordinaires, des monstres communs, nos voisines, nos amies, balancent tranquillement des atrocités racistes, des bombes fascistes, des délations cruelles. Elles jouent le quotidien, le collectif, elles rient et nous avec, parce que les hypocrisies auxquelles nous sommes acculés tous les jours sont soudain écharpées, éventrées, distinctement audibles.

Ça secoue, de rire et d’horreur ; c’est aussi une nécessaire lutte de mémoire, une mise en garde plus que bienvenue, dans notre époque en proie aux ombres et s’engouffrant dramatiquement dans l’obscurantisme et les extrémismes.

Dramuscules
de Thomas Bernhard
mise en scène de Catherine Hiegel
avec Judith Magre et Catherine Salviat
Théâtre de poche
75, Boulevard du Montparnasse
75006 Paris
jusqu'au 9 mars 2014

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LE NAUFRAGÉ

Il faut l’écrire tout de suite, dans l’ivresse du texte, du rythme, du ton.
C’est comme un concert, aussi énergisant, aussi grisant.
Thomas Bernhard, lorsqu’il est bien interprété, c’est l’antidote idéal à la morosité, au découragement, aux doutes, à la lassitude.
Et il est, sur la scène du théâtre de la Bastille, dans la voix le corps l’attitude d’Armel Veilhan, magistralement incarné.

Et pourtant Le Naufragé c’est tout de suite le plongeon dans le suicide, le grand saut du haut de la falaise, la mort à tous les coins de phrases, la rage le dégout la désespérance. Mais portés au sublime. Mais dans l’outrance, l’excès, le rire ultime.
Sobriété du décor : un marquage rectangulaire au sol, un crochet de pendu, un piano, une chaise renversée. Ce qui est à voir se joue à l’intérieur, nul besoin d’en rajouter, de détourner l’attention. Armel Veilhan entre dans le ring, il n’en sortira plus, nous non plus. Il est un, il est multiple, il est Glenn Gould, il est Wertheimer, il est Thomas Bernhard. Il est tous les professeurs de piano. Il est aussi l’Autriche, le piano lui-même, les livreurs de bière, l’aubergiste. Il est l’humain.
On assiste, fasciné, emporté dans la spirale ouverte de l’écriture et de la pensée de Bernhard, aux métamorphoses de l’acteur. Sa voix qui glisse, devient l’autre, son ventre qui se gonfle habite l’autre, son regard vers nous, nous les autres, un ton au-dessus, un ton au-dessous, un pas de côté, un face-à-face, et il nous ouvre le texte, nous guide dans les pleins de la langue, la délie pour nous, la déplie, la joue, en joue. Il avance majestueusement dans l’unique sillon creusé par Bernhard. Le naufragé, c’est un bloc : un seul paragraphe de 188 pages.

Le naufrage des uns et le génie des autres. Le génie de Glenn Gould qui empêche la carrière des autres. La lumière et ses ombres portées. Thomas Bernhard, c’est l’excellence, l’absolu : en-dehors de ça, rien à voir, rien à dire, rien à faire.
Il mène sa vie au plus haut point, et l’écriture c’est sa vie.

Le Naufragé
de Thomas Bernhard
mise en scène de Joël Jouanneau
avec Armel Veilhan
Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75011 Paris
du 14 novembre 2012 au 16 décembre 2012