REBECCA BOURNIGAULT

DISTANCE RAPPROCHÉE

L’exposition s’intitule : Six-cent quarante-quatre millimètres, soit la longueur du bras de l’artiste plus un millimètre
À partir de cette donnée arithmétique, Rebecca Bournigault convie notre regard et nos sens à un partage des distances, éloignements et rapprochements qui unissent ou séparent les corps.
En trois vidéos et une dizaine d’aquarelles, elle décortique des unités infranchissables.
Sous verre, des têtes décapitées s’abandonnent en un infini baiser. Des paillettes illuminent et épaississent le sang de leur cou tranché et le carmin de leur langue nouée.
Sur les écrans, l’artiste explore des distances parfois insupportables, comme ces jets de salive sur un corps immobile et dont on s’éloigne au plus vite. Une seconde vidéo montre des mains plongées dans une eau limpide et qui, en trois points de vue, serrent et desserrent notre attention et obligent à une série de questions troublantes. Que veut-elle effacer sur ses mains ? Quel destin ? Certains plans montrent quelqu’un que nous ne voyons pas et qui n’existe que par son insistance à frotter ces mains. D’autres cernent uniquement un regard sous une frange noir, qui se pose sur nous et nous interroge. Immédiatement, on se sent responsable, de ce péché qu’il faut à tout prix effacer, d’une blessure inconnue et indélébile.
Rebecca Bournigault possède le don de bloquer l’image pour laisser déborder notre imagination.

Et puis il y a « Lake », une vidéo de vingt neuf minutes, un homme et une femme qui se poursuivent, elle en robe noire, ruban noir flottant dans ses cheveux et escarpins rouges dont les talons claquent et rythment le silence et le voyage de ces deux êtres. Où vont-ils ? Et jusqu’où ? Jamais ils ne se touchent, pourtant intimement liés par une distance palpable et élastique. Leurs pas enjambent les paysages, traversent villes, campagnes, forêts, jours et nuits. Ils marchent, infatigables, résolus, soudés par l’invisible. Les corps s’épuisent, les arrêts comme la marche sont incompréhensibles, les nuits succèdent aux jours, et ils marchent toujours. Cette marche devient le processus même de création. « No walk, no work », telle était la devise des artistes du Land Art, telle pourrait être ici celle de Rebecca Bournigault.
La fin ne se dévoile pas, elle se regarde et nous laisse seuls.

Six-cent quarante-quatre millimètres
Rebecca Bournigault
Galerie Frédéric Giroux
8, rue Charlot
75003 Paris
jusqu'au 24 février 2007

&

« ANNA, MA SOEUR, NE VOIS-TU RIEN VENIR ? »

En ce moment au Palais de Tokyo une drôle de fée jette des sorts.
Rebecca Bournigault , artiste « portraitiste version contemporaine », nous confie une petite clé, celle qui donne accès à « La chambre interdite », celle qu’il ne faudrait pas ouvrir, mais qui irrésistiblement nous attire…
Elle s’empare de Barbe-Bleue, ce conte qu’enfant l’on écoutait le souffle retenu, priant pour que l’héroïne n’ouvre pas la fameuse porte.
À la fois sorcière et fée, comme pour mieux rappeler la nécessité des coutumes rituelles par quoi les grands événements de la vie prennent un sens, Rebecca Bounigault plonge le spectateur dans l’obscurité d’une chambre noire perforée par 4 grands écrans où se dévoilent 4 bustes nus qui narrent chacun en une langue différente l’histoire de Barbe-Bleue.
La nudité des récitants accentue leur fragilité et leur vulnérabilité, leur innocence aussi, autant de traits distinctifs de l’enfant, l’enfant happé par la parole magique du conte, comme l’adulte que nous sommes devenus revêt sa peau d’enfant pour éprouver la peur bleue insufflée par ce terrible conte, pour réactiver ses peurs enfouies.
Le spectateur est plongé dans un bain de paroles, enfermé dans une obscurité parlante, muré dans un flot de valeurs, de tabous dont il va ici explorer les limites.
Ainsi le conte se déploie…
Les têtes des récitants seront successivement tranchées alors que dans la narration l’héroïne pénètre dans la chambre interdite : on imagine son cri d’horreur en découvrant les dépouilles des femmes assassinées, décapitées, on imagine son effroi, et devant nous une lame surgit qui sectionne la tête d’un des narrateurs, et notre stupéfaction se noie dans le geyser de sang qui bouillonne autour du cou fraîchement coupé.
Quatre écrans, quatre langues (français, espagnol, allemand, anglais), une même histoire qui danse autour du spectateur, qui le baigne de sons, audibles ou non, et lorsque la décapitation a lieu, c’est en plein mot, en plein récit.
La lame, de son acier légèrement bleuté, fend la gorge, laisse se déverser nos profondes épouvantes enfantines, celles qui se nichent au fond de nous, et qui se révèlent ici avec violence.
La gorge tranchée, la gorge comme lieu du langage, comme foyer de la parole, restera ce nid où l’on ne pourra pas ni se poser, ni se rassurer.
Et l’histoire continue, par les bouches encore ardentes, et les mots s’égrènent, et l’héroïne terrorisée tente de nettoyer la clé, et la Barbe-Bleue arrive, et les têtes autour de nous, dans un bruit de chair fendue, continuent de tomber, les décapitations se succèdent, les écrans se couvrent de sang, et c’est dans une pénombre carmin que l’histoire va s’achever.

Le silence se fait, et d’une main tremblante on pousse une seconde porte qui s’ouvre sur une petite pièce où sont suspendus comme autant de trophées, des portraits à l’aquarelle, des têtes coupées, des têtes haut perchées sur le papier blanc et qui laissent s’égoutter de leur cous de longues rigoles écarlates.

Barbe-Bleue continue de nous terroriser.

La chambre interdite
Rebecca Bournigault
Palais de Tokyo
13, avenue du Président Wilson
75116 Paris
du 8 octobre au 20 novembre 2005