YAYOI KUSAMA

SAUTEZ DANS VOS CHAUSSURES DORÉES À LA RENCONTRE DE YAYOI KUSAMA

La galerie Templon accueille trois installations inédites de Yayoï Kusama. Entre prolifération des formes, visions hallucinogènes et obsessions, l’artiste nous invite de nouveau à explorer son univers idiosyncrasique.
Nous plongeons dans une forêt crayeuse - Heaven and Earth - composée de 40 boîtes blanches posées au sol et d’où jaillissent un foisonnement d’excroissances blanches, spirales molles et moelleuses, circonvolutions d’une pensée sinueuse qui nous attirent mais qu’il est impossible de pénétrer. La densité de cette installation produit un effet attractif tout autant que répulsif : nous sommes saisis entre la sensualité des formes et du matériau, et le blanc mat qui nous projette dans un univers de camisole, de cellule capitonnée.
À peine avons-nous le temps de prendre conscience que l’artiste vient de nous capturer dans les pièges de sa création que Narcissus Garden, vague à la surface réfléchissante, déferle sur nous. Cette installation-miroir constituée d’un ensemble de boules argentées interroge les notions d’infini, d’illusion et de répétition. Elle émiette notre image, et nous voici, Narcisse démultiplié et livré au pouvoir de Kusama.
Des fragments encore : les 50 chaussures à talons qui se plantent sur le sol de la dernière salle de la galerie. C’est Gold Shoes, un sous-bois turgescent qui distille son étrangeté en faisant bouillonner des champignons dorés à l’intérieur de chaussures de femme. La présence très prégnante de ces champignons emplit l’espace, le rend incertain, magique tout autant qu’angoissant.
Et puis, comme un condensé de la réflexion de Yayoi Kusama, cet étrange cadre noir Flower Blooming in Azumino, qui déborde de protubérances jaunes à pois noirs. La forme centrale semble un sexe - corolle de femme qui s’ouvre et d’où s’échappe les inquiétants tentacules.
L’œuvre semble à l’étroit dans ce cadre, comme Kusama semble à l’étroit dans les mots qui tentent de décrire son œuvre.

Galerie Daniel Templon
30, rue Beaubourg
75003 Paris
du 15 janvier au 26 février 2005

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SUICIDAIRE EN SÉRIE

Manhattan suicide addict est un document rare, d’une immense valeur, tant du point de vue de la Création que sur l’amplitude du relevé d’une époque : New York, 1960/1970.
Nombre d’artistes ont tenu leur journal, et ce sont toujours des plongées en création des plus passionnantes. Le caractère très particulier de Yayoi Kusama porte son récit à une autre hauteur : le lecteur pénètre dans l’esprit même de l’artiste, et l’esprit de Kusama, on le sait, est rongé depuis l’enfance par les hallucinations, une maladie nerveuse qui la promène sur les crêtes les plus acérées du narcissisme et de la dépersonnalisation.
Ainsi écrit-elle en ouverture de son ouvrage : « Je dédie ce livre au foyer infectieux de mon esprit et de mes nerfs que je chéris. »
La création prend ici des proportions tentaculaires, à l’image de certaines œuvres de Kusama : une création que l’on voit en action, s’élaborer sur les reliefs d’un esprit en perpétuelle lutte : lutte pour survivre, pour s’exprimer, pour rendre vivable un quotidien bouleversé par les hallucinations, la drogue, les conflits intérieurs et extérieurs.
La lecture de Manhattan suicide addict ne laisse pas indemne : le style d’abord, pressé, onirique, parfois proche de Burroughs, dans son abondance hallucinatoire et ces ellipses de pensées, la réalité ensuite, ce New York des années 60, où Kusama s’exile à 19 ans pour échapper à l’étouffement et à la rigidité du Japon, persuadée d’être « une outsider de l’environnement », la folie enfin, et son cortège de douleurs, d’angoisses, de débordements et de poussées suicidaires qui jamais ne laissent Kusama en repos, et donc le lecteur.
On est sans cesse au cœur de sa création, au plus près de l’acte de création, dans son intimité, dans son élaboration tantôt fulgurante, tantôt oscillante ; une création qui heurte le puritanisme ambiant, et qui aujourd’hui encore reste un prototype d’avant-garde excentrique, absolue, militante.
Kusama a franchi les limites du monde visible et elle nous guide dans l’exploration des virtualités, dans la perception de réalités différentes.
Témoignage extraordinaire vers une avant-garde et une prise de risque dont on se dit que l’on a jamais vu ça, qu’aucun artiste aujourd’hui n’oserait installer une « société de happenings » telle que Kusama met en place sa société de spectacle, son entreprise de performances dénudées et d’orgies débridées, son « esthétique de la tentative de suicide » !

Manhattan suicide addict
Yayoi Kusama
traduit du japonais par Isabelle Charrier
Les Presses du réel, 2005