CLAUDE LÉVÊQUE

VOILÀ

Mon premier contact avec Claude Lévêque :

Le labyrinthe sans issue.
Le noir compact et terrifiant.
Les détonations assourdissantes qui claquent.
Moi plaquée contre la paroi.
Un pied uniquement dans l’installation.
Peur panique.
Cœur qui se compresse de terreur.

En mémoire des ados abattus dans les rues aux Etats-Unis (ville précise, dont j’ai oublié le nom)

Voilà
septembre-octobre 2000
MAM

&

BOOMRANG

Cette fois-ci nous ne pouvons pas « pénétrer » dans le dispositif. Frustration. Frustration du corps, du regard.
Les détonations (portes sur roulements à billes, qui claquent avec violence, dans un aller-retour de son étourdissant) aussi handicapent notre vision.
Et pourtant, pourtant, après le « passage obligé » dans le sas noir, un rideau noir, un espace noir, un autre rideau noir (cabine de décontamination chez C.L. ?), après le choc de la détonation, alors que l’on reprend pied peu à peu sur le sol de la Chapelle, alors que notre regard se fraye un passage entre les planches de bois dressées et le circuit stroboscopique des ampoules, voilà notre corps qui s’éparpille, qui tressaute, qui se fissure en autant de lamelles de chair, en autant d’ombres tressautantes sur le sol, sur les murs.
L’enceinte de bois est stable, fixe, sa forme est douce et rassurante ; elle seule contient la lumière. Lumière qui suit une course ininterrompue. D’elle, naissent les ombres, ombres du bois, ombres des failles, faisceaux serrés et denses, qui dansent et s’entrecroisent sur le sol, sur les hauts murs nus et obturés de la chapelle.
C’est ainsi qu’après avoir souffert des détonations, après avoir été aspiré dans le dispositif, mais sans pouvoir atteindre le noyau, c’est ainsi qu’immobile, soutenue par un mur de la chapelle, je m’arrête et reprend mon souffle, mais si moi, je m’immobilise physiquement, il n’en est rien de mes autres sens. Car tous ces matériaux (bois) profondément et solidement ancrés sur le sol de la chapelle du XIIème siècle, cette enceinte sinusoïdale, parfois légèrement et sensuellement ouverte, parfois ployant vers l’extérieur, sont en mouvement permanent : leurs ombres bougent, les planches de bois sous l’effet de la course lumineuse des ampoules, frémissent dans leurs interstices ; à le fixer trop longtemps, le dispositif semble prêt à voler en éclats, dans une fureur et un bruit comparable à celui qui explose par à coups (boomerang) dans la chapelle.

Boomrang
juin-septembre 2003
Chapelle de Geneteil

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LES DISPOSITIFS DE CLAUDE LÉVÊQUE

Étonnamment, c’est le noir des installations qui m’éblouit, plus que les lumières (le Rose de Barbie à Lyon…. !!)
Ce noir est un condensé. J’ai un souvenir « tactile », dense de lui.
Il est plein, envahissant, il est bruyant, bruissant.
Les installations : c’est un lieu que l’artiste « installe », qu’il investit pour un moment, il se pose, il nous pose.
Nous nous y installons.
On ne pénètre pas dans une installation, « comme ça », sans politesse, recueillement, humilité, désir. On entre chez quelqu’un, dans l’univers de quelqu’un.
( Yayoï, Louise B., vous)

On parle de violence chez C.L.
Ce sont des espaces pièges, où sont opérées des ruptures de perceptions, et parallèlement des ruptures de respirations.
Lumière comme respiration rythmique.

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LE SEUIL

Claude Lévêque. Entrevue

C’est en route pour la BNF, chancelante dans les rafales de vent qui s’engouffrent entre les 4 tours, que je décide de m’aventurer au Seuil de la chapelle en bois, où Claude Lévêque propose son nouveau dispositif.
À quelques mètres de l’endroit d’exposition, mon regard s’arrête sur un homme rond, entièrement vêtu de noir, Claude Lévêque.
Je pénètre dans l’église et m’adresse au curé : « je viens voir Lévêque ! ». D’habitude, lorsque je prononce ces mots, on m’indique la salle, le lieu d’exposition. Aujourd’hui, « je viens voir Lévêque ! », et trois petits coups sur mon épaule, je me retourne, « Bonjour, je suis Claude Lévêque, j’ai besoin d’un modèle pour faire des photos in situ, vous voulez bien travailler avec moi ? »
Sourire, sourire, j’accepte, pénètre dans le dispositif, noir, 2 miroirs étroits, en longueur, disposés en angle, lumières alternatives. Je vais poser une quinzaine de minutes avec le prêtre, chacun d’un côté du miroir, très sérieux, lumières à droite, lumières à gauche, nos reflets démultipliés, le bruit de l’appareil photo (30’’, 15’’) et Lévêque se glissant difficilement (il est si rond !) par la porte, roulant par terre, allongé, pour brancher et débrancher.
La séance photo achevée, il rebranche tout, cela va durer quelques minutes, où couché par terre, dans le noir, il narre au photographe le concert de Métal Urbain qu’il a vu il y a deux jours à la Boule Noire. Il rie en évoquant le pogo des cinquantenaires, leur bedaine, les concerts de vieux (!).
Ils sortent et me laissent échanger avec l’œuvre, me laisse me démultiplier dans l’étroitesse des miroirs, en face à face, Perrine regardant Perrine, encore des éclats stroboscopiques.
Je ressors prudemment, une immersion dans un dispositif de Lévêque me fait toujours cet effet là, je ne suis plus très sûre de la fermeté du sol, de la réalité des contours.
Alors s’engage la conversation.
Il est assis lorsque je lui demande si, par hasard, il ne serait pas asthmatique.
Il en a le souffle coupé « oui, mais comment pouvez-vous savoir cela ? »
Je lui explique : Kusama, Bacon, Tricky, asthme et création…
Commence alors son histoire, ses mots sur l’asthme, cette maladie dont ils n’aiment pas parler, cette maladie avec laquelle on vit, on cohabite, mais dont on ne parle pas ; il me décrit « sa » forme d’asthme : de sa petite enfance à la puberté.
Asthme nerveux
Convulsif
Crises d’allergie
Dans les années 80, il était victime de crise qui pouvait durer toute une journée, jusqu’au coma.
Enfant, il avait une vive appréhension, par exemple avant le cours de math (matière qu’il détestait), il vivait avec une grande peur de l’orage (maintenant il adore ça), très souvent il fallait appeler le médecin la nuit.
Devant mon insistance, il commence à effleurer le fait qu’effectivement, certains de ses dispositifs mettent en scène des univers très angoissés, qui eux-mêmes se rapprochent peut-être de l’angoisse vécue enfant, de cette connivence avec la mort.
Puis il se rétracte : « non, je ne veux pas parler comme ça, sinon je ne peux plus travailler, vous pouvez réfléchir de la sorte si vous voulez, mais moi, non. »

Nous parlerons ensuite du son, qu’il lie aux dispositifs dynamiques, il m’apprendra « le rythme du son, des lumières », et le son comme élément de l’espace.

Le Seuil
31/01/2004

&

VINAIGRE

Et moi je dis : lorsque l’on voit l’homme, ainsi, soudé dans le mur, comme littéralement écrasé par le poids des visiteurs, par cette densité de superficiel et d’apparences qu’ils parviennent à créer autour d’eux, - c’est ce qui les relie, qui fait qu’ils ne s’écroulent pas à terre terrassés par leur propre vacuité -, quand on voit l’homme ainsi, rouge, énorme, les rayures de sa marinière accentuant l’image d’un individu lacéré, déchiqueté par ceux la même qui disent être présents pour l’œuvre, on mesure l’affreuse et tyrannique douleur provoqué par les rites de socialisation.
Claude Lévêque semblait un monstrueux mammifère marin échoué contre le mur blanc de la galerie, entouré d’une foule de curieux bavards, la mise à curée d’un homme, son agonie, le dernier souffle de Lévêque. La crise d’asthme m’a paru être toute proche.
On a vu cela, et l’on pénètre dans son œuvre : espace vide : un vide qui s’absorbe comme une grosse goulée d’air frais, la verrière et la nuit qui plane dessus, le sol en planches de bois brut, brut c'est-à-dire ni peint, ni vernis, ni poncé : des échardes, des nœuds, l’odeur du bois, et ici, entre le bois et le vide, au centre, suspendu avec légèreté, « étiré » d’un point à un autre, sorte de segment dans l’espace, un néon, blanc.
Une chanson tourne autour de nous, une voix de femme, une voix familière, « la neige tombe », ainsi vont les paroles, qui parlent de neige, qui s’installe au creux de notre oreille, de notre écoute, et marche avec nous, se déplace avec nous, ne nous laisse jamais seul avec la lumière, le vide, l’espace. Bloc de (chan)son, dans un bloc de lumière, dans un bloc de béton et de planches, sarcophage spirituel,la lumière particulière du néon, griffe dans le vide, entaille d’où s’échappe des particules par milliers, flocons de neige, il neige de la lumière.
Et lorsque l’espace se remplit, lorsque ceux qui étaient là bas tout à l’heure, à tendre leur verre de champagne, à recoiffer leur cheveux d’apparats, à se régaler de la vision du créateur suffocant, lorsqu’ils se déplacent, grappes noires de silhouettes plates, dans l’espace de Lévêque, les voilà prisonniers, ne sachant que faire, arpenter ? danser ? chanter ? lever les yeux, les baisser, les fermer ?
Personne ne s’approche du centre, de cette limite aérienne tracée par le néon. Ici Lévêque ne ressemble en rien à celui contre le mur, ici est son territoire, il est le maître.
La comparaison de « poids » entre lui et son œuvre s’impose particulièrement dans cette œuvre si ténue en éléments plastiques, si légère, presque invisible…

Dans une autre petite salle, blanche, nous verrons le néon de Vinaigre, lettres blanches tremblotées, apparition, reflet.

Vinaigre
Claude Lévêque, Yvon Lambert

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LE GRAND SOMMEIL

On ne s’habitue pas aux œuvres de Claude Lévêque. Chaque nouveau dispositif nous fait basculer dans un univers perceptif intensément tendu, entre déséquilibre et perturbation.
Le Grand Sommeil, œuvre in situ qui déferle dans la grande salle du MAC VAL, bouleverse une nouvelle fois notre rapport au réel et provoque l’affolement de nos sens et de notre mémoire.
Une lumière noire (c’est-à-dire blanche), une envolée de lits blancs, mais suspendus par les pieds au plafond, des demi-sphères en plexi posées au sol et emplies des boules blanches, une musique en boucle, aux sonorités asiatiques… Lever la tête, d’abord : accepter cette multitude de lits à barreaux, lits d’hôpital, de pensionnat, de dortoir, qui en apesanteur au-dessus de nos têtes, traversent l’intégralité de l’espace. Ne plus craindre qu’ils ne tombent lourdement sur nous et ne nous écrasent du poids de leur mémoire et de celui des souvenirs personnels qui refluent et construisent des remparts de mots, d’histoires, pour tenir tête à ce renversement des normes. Se recueillir devant les coupes pleines de billes, billes échappées de bouliers, bouliers érigés sur les barres des lits, là-haut, au-dessus. Sur les courbes incurvées des sphères, le plafond se reflète : à l’envers, donc à l’endroit, enfin. Les lits, minuscules alors, escadron blanc, serrés et comme nichés sur les parois de plastique transparent, murmurent leur histoires. Mais vous n’entendrez rien. La ritournelle japonaise occupe déjà totalement votre ouïe, elle vous pousse à marcher, à arpenter l’œuvre, à vous perdre encore, sans autre repère que le rythme régulier des rangées de lits. Arrivés à une extrémité de la salle, surprise : les lits, selon cet unique angle de vue, se soudent, se tiennent les uns aux autres par leur barreaux, et forment une couverture tubulaire blanche qui soudainement acquiert un poids et une présence stupéfiantes. Un pas de côté… C’est terminé, le dortoir se défait, les lits reprennent leur envol, la nuit rebondit sur leur squelette blanc, vient bercer votre corps et vous attirer vers le grand sommeil.
Rien au sol n’entrave votre marche. Pourtant rapidement le souffle manque, la désorientation s’accentue, la lumière noire et les fantômes des silhouettes de lit s’animent, l’air se raréfie, l’espace se resserre, le sol se dérobe.
Les dispositifs de Claude Lévêque laissent notre imagination s’installer dans une relecture de la vie, de l’enfance à la mort en passant par la violence et l’amour. Leur apparente dépersonnalisation marque de son empreinte indélébile un inconscient collectif où chacun s’empressera, pour ne pas basculer dans le vide, dans l’absence, de tisser sa propre histoire.

Comme le propose Jacques Roubaud, qui imagine autour du Grand Sommeil une fiction oulipienne et Carrollienne, où Alice, le temps de sa chute dans le puit, rencontre les lits… et leurs occupants. L’auteur joue sur les mots, sur les pistes proposées par l’univers plastique de Lévêque. L’histoire s’intitule Alice et les 36 garçons, et la Collection Fiction où elle figure explore un nouveau genre littéraire : celui du récit, en mots et phrases, en encre et grammaire, qui se fond, s’inspire et naît de l’intimité avec une œuvre plastique.

Et le MAC VAL ne s’arrête pas là dans son approche et sa connaissance de l’artiste. Le Grand Sommeil lui donne l’occasion de publier un catalogue sur Claude Lévêque. Et ce catalogue ravit par l’attention extrême portée aux reproductions, par sa mise en page dépouillée… Et par son silence. Pas de commentaire, pas d’analyse : les œuvres. Telles qu’elles nous apparaissent in situ, dans leur force et leur intégrité, dans leur absence de narration et leur pouvoir de création.

Le Grand Sommeil
Au MAC VAL
Jusqu'au 10 septembre 2006

Claude Lévêque, Le Grand Sommeil
208 pages
Éditions du MAC VAL

Alice et les 36 garçons
Jacques Roubaud, Claude Lévêque
36 pages
Éditions du MAC VAL