GERHARD RICHTER

31 années de mots ne se résument pas à une chronique. 31 années d’expositions, de travail, d’exploration, de critiques, d’interviews, de pensées personnelles, le tout sans cesse bousculé par l’époque et les circonstances. Comment imaginer tout ce qui se joue sur la toile, les conflits, les attaques, les références, les attractions, les répulsions etc ?
Je livre donc ici ma lecture, mes surlignages au crayon noir, mes accords, désaccords, réactions.

Gerhard Richter’s cut-up, 62-93

Seul ce qui lutte quotidiennement pour prendre forme et exister, est vivant / la pensée est peinture / quand j’étais adolescent, je faisais beaucoup de photos / ces masses de photos qui passaient tous les jours par le bain de révélateur ont sans doute provoqué sur moi une empreinte durable / marre de cette foutue peinture et reproduire une photo me semblait être la chose la plus bête et la plus anti-artistique que l’on puisse faire / je déteste le simulacre, le savoir-faire, l’originalité absolue / mon seul but est de relater un évènement / les effets de surexposition ou de flou apparaissent involontairement, et définissaient ensuite l’atmosphère de ces tableaux / nous dépendons de notre entourage / je n’arrête pas de peindre des photos, parce que je ne perce pas leur secret et parce que la seule manière de les reproduire est de les peindre et que cela m’excite de me livrer ainsi à une chose et d’avoir si peu d’emprise sur elle / ne plus rien devoir imaginer, oublier tout ce qu’on entend par peinture, couleur, spatialité, ce que l’on savait et pensait / je voudrais que tout soit sans équivoque, simple et inconditionnel / j’aime ce qui n’a aucun style : les dictionnaires, les photos, la nature et mes tableaux / ce qui me fascine est l’illogique, l’irréel, l’atemporel, le déroulement aberrant d’un évènement logique, réel, humain, inscrit dans le temps et qui vous bouleverse / je refuse d’être une personnalité, d’avoir une idéologie / c’est donc une forme de fuite / j’ai certaines affinités avec le gris / tous mes tableaux sont informels / mon but est qu’ils soient tous identiques sans l’être et qu’on le remarque / nous abordons le tableau comme une possibilité de rendre l’inexplicable un peu plus intelligible, en tous cas plus accessible / l’art est l’ultime forme de l’espoir / et comme ces armées d’artistes ainsi fabriquées produisent pour ces administrations du spectaculaire, elles contribuent finalement à étouffer l’art et l’anéantir / les idéologies séduisent et exploitent toujours l’ignorance, elles légitiment la guerre / parfois je suis stupéfait de constater que le hasard est bien meilleur que moi / la réalité funeste, la réalité inhumaine / notre indignation / impuissance / échec / mort / voilà pourquoi je peins des tableaux /ces tableaux sont également un adieu / l’apparence est le thème de toute ma vie / rien d’autre n’est visible / gratter, racler / depuis presque un an, je ne puis rien faire d’autre / plaire à tout le monde, c’est l’idéal / je vous souhaite bonne chance / Gerhard Richter

Textes, 1962-1993
Gerhard Richter
notes et entretiens réunis par Hans Ulrich Obrist
Les presses du réel, 2012

&

« Les photos sont belles. Les photos sont irremplaçables, mais elles sont aussi une souffrance ! » (Franz Kafka)

J’y suis allée une première fois.

Une première fois j’ai été soufflée, émerveillée, anéantie par la beauté, le flou, le net, les sujets, l’illimité, le minuscule, le réalisme, l’abstrait.
Un Panorama pour un peintre immense. Pour un homme qui du bout de son pinceau ou du large de son racloir dompte l’huile en motifs, en visages, en lumière, en paysages mentaux sans frontière.
Une première fois, absorbée par le témoignage historique, la valeur documentaire d’une œuvre artistique puissante : le nazisme, les bombardements, les ruines, les destructions intérieures et extérieures, les hontes, les secrets de famille, les exécutions des leaders du groupe Baader-Meinhof, l’Histoire, sa violence toujours répétée.
Une première fois, submergée par les échappées abstraites, les aplats rouges, bleus, jaunes, verts, les trouées, les percées, la matière, la beauté sans cesse renouvelée des couleurs s’alliant, se confondant, se détachant, se superposant, dialoguant, la construction et la déconstruction de l’apparition.
Une première fois envoutée par les gris, le travail sur le gris, sa force fragile, ses nuances, son mystère, sa neutralité intemporelle, son sérieux.

Je suis rentrée chez moi. J’ai ouvert le livre édité par Les presses du réel : Richter, peintre d’Allemagne – le drame d’une famille, par Jürgen Schreiber.

Jamais cet éditeur n’avait aussi bien porté son nom.

Le réel me rattrapait, il rattrapait Richter et éclairait brutalement son œuvre. Journaliste d’investigation réputé, Jürgen Schreiber, par un patient et exhaustif épluchage des archives, retrace l’histoire d’une Allemagne nazie engagée dans un programme de stérilisation et d'euthanasie des « faibles d'esprit  » : une entreprise criminelle effrayante dont sera victime Marianne, la jeune tante de Richter. Celle-là même avec qui il figure, à l'âge de quatre mois, dans son célèbre tableau Tante Marianne, peint en 1965 à partir d'une photographie prise en juin 1932. Tante Marianne, déclarée schizophrène et à l'élimination de laquelle participera comme médecin accoucheur et SS-Obersturmbannfürher le futur beau-père de Richter, Heinrich Eufinger, dont il épousera la fille Ema en 1957 – sans conscience ou connaissance de l'extraordinaire entrelacement des faits que relate l'ouvrage.

Ce programme, ce sont 100 000 victimes, c’est la banalité du mal, la catégorisation des humains en « utile » et « inutile ».

Nous avançons dans la lecture à travers les dossiers, horaires, chroniques, actes de décès et de naissances, attestations, certificats de baptême, films, journaux, photos (parfois même celles que Richter, qui apprend sa propre histoire au fil de l’enquête du journaliste, confie à ce dernier) registres d’églises, plans de batailles, rapports médicaux. Des archives éparpillées, difficiles d’accès, RDA, RFA, culpabilité, volonté d’effacer le passé, l’auteur avance lentement, rien ne le détourne de son chemin.

Et le résultat est glaçant. La courte de vie de Marianne, comme celles de ses pairs internés, les traitements inhumains dont a été victimes cette population fragile par désir d’une race pure, ce massacre aveugle, rencontrent l’œuvre de Richter à un point d’intimité exceptionnel, inédit.

La simultanéité de la vie de Richter, de Marianne et du futur beau-père, le bourreau Eufinger, ces trois destins liés et étrangers, la part inconsciente qui travaille en sous-sol avant d’exploser sur les toiles du peintre, comment expliquer cela, comment lever le voile sur les fonctionnements obscurs de l’humain, sur la transcendance de l’art ?

Les images s’accumulent, l’auteur dresse d’autres portraits, des femmes artistes broyées par les nazis, des individualités différentes, gazées, stérilisées, affamées, détruites. Impossible d’échapper à ces pages. Impossible d’échapper aux carrières qui s’écrivent sous nos yeux : carrière de malade, carrière de bourreau, carrière de deuil, carrière de guerre, carrière d’artiste.

J’y suis retournée une seconde fois. J’ai vu, revu. Tout est différent. Le flou, le caractère fuyant du souvenir, le vertige du non-savoir, les trous, les absences, les détails, les échappées, le gris des cendres. L’intime s’est immiscé dans l’évènement politique. Tout parle autrement.

Richter aura dû devenir cet artiste-là, mondialement connu, pour s’approprier sa propre histoire.

Gerhard Richter - Panorama
une restrospective
Centre Pompidou, Paris
jusqu'au 26 septembre 2012

Richter, peintre d'Allemagne - le drame d'une famille
Jürgen Schreiber
Les presses du réel, 2012