Perrine Le Querrec

Le Plancher
L'Éveilleur, 2018
Les doigts dans la prose, 2013

Ronces et chiendents terminent leur course dans la maison. Le plancher parfois disjoint se soulève sous la poussée des racines et l’abondance des rejets verts et or. Les pieds des chaises, de la table, du bahut, disparaissent dans la végétation. D’autres espèces, mutantes, couronnent des tas d’ordures fertiles.
Autour de cet environnement sauvage se dressent les quatre murs de la pièce austère. Quelques ancêtres dans un cadre de bois ovale y sont accrochés, et aussi Joséphine et Alexandre le jour de leur mariage, - rigidité verticale, visages fermés - puis, alignés, Paule communiante, Simone communiante, Jeannot communiant. L’histoire s’arrête là. Au-dessus de chacun d’eux, l’étoile fissurée de l’impact du clou.

Enfant sauvage
Jeannot le benjamin
ne trouve pas de papier pour écrire l’urgence. Les murs de la ferme paternelle sont trop blancs, trop hauts ; les murs enferment une famille qui n’existe plus. Jeannot renverse les tiroirs, déblaie les étagères, retourne les lits, arrache le plâtre, pas un papier, c’est une famille où il n’y a jamais rien eu à dire, pas une feuille, c’est un enfer qu’on porte mais qu’on ne prononce pas ; Jeannot tombe à genoux sur le plancher, Jeannot s’allonge bras en croix sur le bois, Jeannot prononce ses vœux, front collé à maman, maman enterrée sous le plancher, emplanchée, elle lui glisse à l’oreille les mots et il répète, murmure, litane, et Paule tourne autour de Jeannot, autour des deux corps l’un sur l’autre, l’un mort, c’est maman, l’autre vivant, c’est son frère, l’un cadavre, c’est la mère, l’autre fantôme, c’est Jeannot. Paule ne peut entrer, pousse Jeannot du bout du pied, de plus en plus fort, ce long corps inerte qui murmure la bouche pleine de plancher, elle le pousse, le brutalise, frappe comme dans un animal mort, lui crie de se relever :
- ça suffit Jeannot ! ça suffit !
Mais Jeannot se lie, vœux sacrés, mission divine et maternelle. Pas un papier dans la maison, la peau de maman sous le plancher.

Plancher gravé de Jeannot
Photographie de Julien Doublet ©2015 Audiovisuel CHSA
Jean, dit Jeannot, est né en France en 1939. Jean, dit Jeannot, a une biographie courte et accidentée. De ses années d’enfance à son engagement en Algérie, de la mort par pendaison de son père à sa claustration volontaire avec mère et sœur, Jean dit Jeannot va échapper à la raison et au monde réel.
En 1971 la mère meurt et les deux enfants, Jeannot et Paule, obtiennent l’autorisation de l’enterrer à l’intérieur de la maison.
Dès lors, Jeannot devient le plancher. Il se couche dessus, cesse de se nourrir, il a autre chose à faire : graver son réquisitoire, s’écrire à lui-même, creuser ses mots. Et y mourir, cinq mois plus tard.

Écrire Le Plancher, c’est côtoyer la folie au plus près, s’autoriser la débauche du mot brut, de la syntaxe, emprunter des chemins de réflexion et d’écriture inédits, braver les interdits. C’est aussi donner un corps et une voix à celui dont chacun s’est détourné.

Ma première rencontre avec le plancher de Jeannot date de 2005, à la bibliothèque François Mitterrand. Hall Est, ce n’est pas le silence qui m’accueille, mais une clameur, un hurlement. Le plancher se dresse dans la lumière, trois surfaces creusées, martelées, saignées à blanc. Je m’approche, aucune paroi ne me sépare de lui, inutile de lever la tête, il est là, devant moi, attaque ma rétine, mon système nerveux, je lis, ne comprends pas, me perds, j’entends les coups, je vois Jeannot sans même encore connaître son histoire, je vois Artaud crever la page d’écriture de son marteau. Je rencontre Jeannot l’Écrivain. Plus tard, le plancher est démonté, exposé dans plusieurs lieux d’art brut, c’est Jeannot l’Artiste. Encore plus tard, le laboratoire pharmaceutique qui l’a acquis le dévoile aux représentants comme avertissement si l’on ne consomme pas ses médicaments, c’est Jeannot le Schizophrène. Depuis plusieurs années le plancher est visible rue Cabanis, contre un mur de l’hôpital Sainte-Anne. Mal exposé, mal conservé, il attend depuis 8 ans une salle qui doit lui être consacrée. C’est Jeannot le Coupable, celui qui encombre, la société, les mémoires, ce sont ceux dont on se détourne, ce sont les lits supprimés des hôpitaux psychiatriques, ce sont les SDF abandonnés, les malades abusivement enfermés en prison, tous les fragiles, les différents, les marginaux, les furieux.